Jared était encore arrivé 21 minutes trop tard. Son patron n’aimait pas
trop ça. Et à vrai dire, Jared non plus. Très peu pour lui, les
remarques glaciales et autres joyeusetés.
— Monsieur McCormick, c’est la 3e fois que vous vous présentez à votre poste au-delà de l’heure d’arrivée réglementaire.
— Je…
— Vous n’avez plus droit à l’erreur, Monsieur McCormick. Merci d’agir en conséquence.
— Oui, Monsieur.
Jared avait peur qu’il ne pût rien faire pour éviter le retard qui lui serait fatal.
C’est dans cet état d’esprit qu’il pénétra dans les sanitaires, et sans doute pour cette raison qu’il ne vit pas immédiatement l’homme accoudé à l’évier, au bout de la rangée d’urinoirs.
— Bonjour.
Le destinataire de l’interpellation en fut saisi, provoquant un arrosage imprévu de pièces vestimentaires.
— Belle performance !
Jared se ressaisit, plus humide qu’il ne l’aurait voulu.
— Qui êtes-vous ?
— Celui dont le nom ne se prononce pas.
— Heu… Vous n’êtes pas d’ici ?
L’homme leva les yeux au ciel avant de plonger la main gauche dans une poche de sa veste en tweed clair, impeccable. Il en retira une carte de visite anthracite, sur laquelle dansaient de grandes lettres rougeoyantes, et la tendit à Jared. Celui-ci la prit après quelques secondes d’hésitation. Impossible de lire quoi que ce soit ; c’était comme si les lettres n’avaient pas encore trouvé leurs formes définitives – et ne les trouveraient jamais. Il préféra inventer une excuse pitoyable.
— En fait, j’ai oublié mes lunettes sur mon bureau. Vous pouvez me répéter votre nom ?
— Si vous insistez. Pour vous, ce sera Zazel, Adolf Zazel.
— Enchanté. Jared McCormick. Vous attendez quelqu’un ?
— Vous. Vous avez gagné le gros lot. Nous avons décidé, en haut lieu, que vous méritiez un petit coup de pouce.
Jared resta interdit un fragment de seconde.
— Vous pouvez préciser ?
— Il semblerait que vous ayez quelques soucis de ponctualité. Notre quota séculaire de bonnes actions n’étant pas encore atteint, et votre cas étant des plus illustres, nous nous sommes dit que vous donner l’un ou l’autre outil pour en venir à bout vous faciliterait la vie.
— Attendez. Qu’est-ce que mon cas a de spécial ? Comment vous savez que j’arrive en retard ? Et d’abord, c’est qui, nous ? Vous êtes une organisation internationale d’espionnage ?
L’extrémité droite des lèvres de l’homme se souleva un rien.
— Vraiment, vous nous flattez. Mais, oui, on pourrait dire cela, d’une certaine manière. Bien que nous n’ayons pas les motifs futiles de ce genre d’organisation. Pour être plus précis, nous dirions que nous sommes une organisation caritative aussi vieille que l’humanité – si pas plus, mais là, nous rentrons dans un autre débat.
— Stop ! Excusez-moi si je vous parais un peu carré, mais j’aimerais que vous m’expliquiez clairement de quoi il retourne ici. J’ai un peu du mal à suivre.
Jared fut saisi lorsque la porte des sanitaires s’ouvrit. Un collègue du 4ème se dirigea vers un urinoir.
— Salut Jared. Bonjour Monsieur.
— Salut Liam.
— Bonjour Monsieur Liam.
Jared empocha la carte de M. Zazel et s’approcha de l’évier. Il tenta de faire un sort à la tache humide sur son pantalon en attendant que Liam termine ses opérations.
— À plus Liam.
— À plus Jared. Au revoir Monsieur.
— Au revoir Monsieur Liam.
Jared se tourna vers Zazel.
— Alors ?
— Alors ? C’est simple. Vous accumulez quelques retards. Nous le savons. Nous voulons vous aider. Nous avons le moyen de le faire. Nous venons vous le proposer.
— Bon, admettons. Et c’est quoi ce moyen ?
— Le pouvoir d’arrêter le temps.
Là, Jared resta interdit plus qu’un fragment de seconde. Nettement plus. Il avait, par ailleurs, le genre de tête qu’on ne voit en général que dans les dessins animés, où la mâchoire inférieure descend plus qu’elle ne le devrait, et les yeux ouverts en grand, fixes. Il ferma finalement la bouche et se donna un minimum de contenance pour articuler la suite, sur un ton qu’il tenta le plus neutre possible.
— Vous vous foutez de moi ?
— Avons-nous l’air de nous moquer de qui que ce soit ?
— Non. C’est bien ce qui m’inquiète. On est dans une caméra cachée ?
— Pas le moins du monde. Nous sommes seuls, sincères et prêts à le prouver.
— Ah, ben, oui, ça. J’attends de voir ! Ah, ça oui, quand vous voulez.
— Pour cela, j’aurais besoin de votre accord. Nous ne pouvons exercer le pouvoir évoqué précédemment. Il est donc primordial que vous acceptiez de le recevoir, afin de l’exercer par vous-même. Nous vous expliquerons ensuite comment vous en servir.
— Où est l’attrape ?
— Il n’y en a aucune. Fonctionnement garanti. Satisfait ou remboursé, comme on dit chez vous.
— J’avoue que j’ai du mal à vous croire. Admettons que j’accepte ce pouvoir.
— Vous l’acceptez ?
— Oui, allez, disons.
— Parfait, c’est noté.
L’homme sortit un gadget électronique, de ceux qui font à peu près tout sauf le café, gribouilla sur l’écran de celui-ci avec un stylet et rangea ensuite le tout dans sa poche.
— Je vous explique, donc.
Jared jugea opportun de ne piper mot.
— Il vous suffit de réciter les mots fameux de Lamartine : « Ô temps, suspends ton vol ! ». Ensuite, claquez des doigts et le temps s’arrête.
Jared marqua une pause avant de répéter.
— Il me suffit de réciter les mots fameux de Lamartine : « Ô temps, suspends ton vol ! ». Ensuite, je claque des doigts et le temps s’arrête ?
— C’est bien cela. Vous êtes doué. Vous savez claquer des doigts, j’espère ?
— Oui, ça va, merci. Attendez, j’essaie. Ô temps, suspends ton vol ! Puis, je claque des doigts. Cla…
[Atome original]
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